La Turquie
(Pour cette partie, il est possible que nous n’ayons
pas les éléments les plus récents,
nos documents de travail datant de 2002 pour la plupart)..
L’article 2 de la Constitution Turque actuellement
en vigueur précise, comme la précédente,
que « la Turquie est un État de droit
démocratique, laïc et social »
Le mot turc que l’on traduit par laïcité
vient directement du français. Mais la laïcité
turque n’a que très peu de rapport avec
notre laïcité française.
Les origines de la laïcité turque
La
laïcité turque date des origines de la République
fondée par Mustafa Kemal dit « Atatürk »
(« le père des turcs »)
et a été imposée manu militari
par la révolution culturelle kémaliste.
En effet, à partir de 1924, Mustafa Kemal fait
de la laïcité le principe fondateur de la
nouvelle Turquie républicaine qui succède
à l’Empire ottoman. Pour Mustafa Kemal,
il s’agit de faire en sorte que la Turquie échappe
au sort réservé à l’ensemble
d’un monde musulman alors colonisé par
les puissances européennes : en adoptant les
valeurs des vainqueurs, il sauve la Turquie de la domination
européenne et s’imposa comme interlocuteur
incontournable.
Au-delà de cette laïcité existant
depuis le début du 20 ème siècle,
la Turquie est un Empire pluriethnique et multiconfessionnel
qui a, très tôt, fait coexister loi islamique
(seriat) et législation impériale (kanûn),
et qui a du trouver des formules juridiques pour faire
cohabiter des groupes ethniques, des langues, des religions
et des droits différents. En effet, l’
Empire ottoman se caractérise par un syncrétisme
traditionnel entre l’Asie centrale, l’Empire
arabe, persan, et Byzantin. La gestion des rapports
du politique et du religion relevait ainsi du césaropapisme
(le sultan domine l’institution religieuse) et
cette tradition de l’autonomie du politique a
été transmise pendant la Révolution
de 1908 aux Jeunes Turcs. Cette situation a donc préparé
le terrain à une sécularisation relative
dans la seconde moitié du XIXe siècle,
et à la définition de compromis politiques
et juridiques voulus par les constitutionnalistes
Chronologie : la marche vers la laïcité
Certaines dates méritent d’être
relevées, afin de comprendre la mise en place
de la laïcité en Turquie, et de saisir l’importance
de la révolution kémaliste.
- à partir de 1908, les Jeunes-Turcs ouvrent
la voie au laïcisme kémaliste. En effet,
avant Mustafa Kemal, la laïcité est venue
aux Jeunes-Turcs, grâce notamment aux francs
maçons du Grand Orient de France.
- 1922 : abolition du sultanat
- 29 octobre 1923 : avènement de la République
- 3 mars 1924 : abandon du califat et de l’enseignement
religieux mais la Constitution, approuvée par
la Grande Assemblée Nationale le 20 avril 1924
prévoit dans son article deuxième que
« la religion de l’Etat Turc est l’Islam
».
- 1924 et 1926 : l'adoption et mise en place du code
civil. Ce texte touche le coeur du champ d'application
de la seriat (la vie religieuse et familiale, le statut
des femmes). Son application est loin d'être
égale sur l’ensemble du territoire de
la République Turque. Parallèlement
à la suppression des tribunaux religieux, le
système judiciaire est entièrement réorganisé
sur le modèle français.
- 10 avril 1928 : amendement de l’article deuxième
de la Constitution et donc suppression des références
à l’islam dans la Constitution.
- 1931 : définition du laïcisme et de
cinq autres principes du kémalisme à
savoir « républicanisme, progressisme,
populisme, étatisme et nationalisme ».
La laïcité est introduite en 1937 dans
la Constitution.
Un certain nombre de réformes ont été
réalisées pendant cette période.
Nous citerons, pêle-mêle : l’interdiction
de la polygamie, la réforme de l'alphabet et
la réforme linguistique qui ont une dimension
de rupture laïciste d'avec la religion d'origine
arabe, mais aussi d'avec l'histoire ottomane ; l'obligation
de prier en turc, et non plus en arabe ; l'adoption
du calendrier chrétien, avec le dimanche comme
jour de repos hebdomadaire…
L’avenir de la laïcité turque après
la Seconde Guerre mondiale : des avancées
plus lentes.
Après la Seconde Guerre mondiale, le système
kémaliste décline et ce parallèlement
à la mise en place en 1946 de la démocratie
parlementaire pluraliste.
En 1950, le parti républicain du peuple qui
est donc le parti kémaliste perd le pouvoir et
c’est le parti démocratie qui prend le
pouvoir. Ce succès du parti démocrate
est en fait lié à la première expression
politique autorisée de l'opposition des campagnes,
des petites villes et des forces religieuses opposés
à la modernisation autoritaire et à la
laïcisation imposées pendant la période
kémaliste. Il s’agit alors pour le parti
au pouvoir d’assouplir les mesures laïques,
de rétablir l’appel à la prière
et de l'enseignement coranique en arabe, de restaurer
la tolérance à l'égard de la polygamie
et des usages vestimentaires traditionnels. Ces mesures
rendent la laïcité plus en phase avec la
société.
Mais les dérives arrivent rapidement : le système
démocratique devient une dictature de la majorité
et les droits de l'opposition sont bafoués..
Ces dysfonctionnements provoquent le coup d’état
progressiste du 27 mai 1960. Ce coup d’état
est soutenu par les élites turques et par les
universités, foyer fondamental d’opposition
à ce parti démocrate. La constitution
turque est mise en place en 1961 et elle crée
un régime que l’on peut qualifier de démocratique
et de libéral. L’instabilité politique
donne lieu à des interventions militaires, l’armée
se posant comme défenseur de la laïcité
et utilisant cette justification pour une reprise en
main musclée.
Dans les années 80 et 90, le partie Refah pose
la laïcité en adversaire de la religion.
En effet, d’une part, la Turquie ressent l’influence
de la révolution islamique iranienne de 1979.
D’autre part, la Turquie jouit d’une grande
proximité avec l’Arabie Saoudite wahhabite.
Enfin, il est possible de présenter pour conclure
cette partie sur l’évolution de la laïcité
en Turquie une phrase de synthèse écrite
par Jean-Paul Burdy et Jean Marcou dans leur article
précédemment cité. Selon eux «
force est dès lors de constater qu'au cours du
20 ème siècle, la laïcité
en Turquie a le plus souvent été imposée
ou rétablie par la force et par l'intervention
répétée de l'Armée (en 1913,
1923-1924, 1971, 1980), alors que les avancées
de la démocratie représentative se sont
plutôt traduites par un retour de la tradition
religieuse (en 1950 et 1983 notamment). On peut à
cet égard relever que l'histoire de la laïcité
française est inverse ».
Les limites actuelles de la laïcité turque
Tout comme en France, la laïcité en Turquie
est confrontée aujourd’hui à un
certain nombre d’obstacles, mis en avant par Jean
Marcou et Jean-Paul Burdy.
Pour bien comprendre ses limites, il faut se rappeler
que la mise en place de la laïcité en Turquie
a manqué de bases sociales, puisqu’elle
a été imposée – elle s’est
donc faite autoritairement- par la force depuis le « haut »
- ce n’est donc pas « une sécularisation
de la société par la base ».
Ainsi, la laïcité kémaliste a été
un laïcisme de combat imposé par la force
à une religion ne concevant pas la sécularisation,
et à une société qui n'y était
guère préparée, sinon peut-être
dans les grandes villes. Il est évident, comme
le relève un certain nombre d’auteurs,
que le refoulement par la force de la religion ne pouvait
qu’entraîner son retour sous diverses formes
ultérieurement. L’objectif de la laïcité
ne doit pas non plus être perdu de vue. Elle vise
en réalité à établir un
contrôle de l'Etat sur un islam national et pour
cela, le régime dispose de moyens juridiques
et administratifs importants Par exemple, la Direction
des Affaires religieuses est placée sous l'autorité
du Premier Ministre qui nomme ou destitue les imams
et muezzins, après avoir surveillé leur
formation dans les écoles de prédicateurs.
Cependant, aujourd’hui la laïcité
rencontre certaines limites. En effet, la société
turque a changé, ce qui entraîne beaucoup
de tensions. En effet, au départ, une partie
de la population turque (celle de la périphérie
du pays et celle qui n’était pas aisée)
avait été exclue de la modernisation.
La question de la religion croisait alors clairement
celle des classes sociales,en respectant le schéma
suivant : les classes sociales dites « supérieures »
étaient pour un espace public laïque et
les classes sociales dites « inférieures »
étaient fortement pour un espace public religieux.
Mais aujourd’hui, avec le capitalisme turc et
le phénomène entrepreneurial généralisé,
un constat doit être fait : l’entrepreneur
turc d’aujourd’hui appartient à des
tendances islamiques très conservatrices. Par
ailleurs, on assiste à la montée en puissance
du nationalisme en réaction à la reconnaissance
internationale croissante du génocide arménien,
ce qui entraîne une ré-islamisation évidente
de la société et de l’Etat. Deux
exemples de cette ré-islamisation de la société.
D’une part, on assiste ainsi à une multiplication
des incidents provoqués par le port, de plus
en plus visible, présenté par les islamistes
comme protégeant "de l'agression culturelle
occidentale". D’autre part, la fonction publique,
jadis fief de la laïcité, tend à
être progressivement investie par des fonctionnaires
issus des facultés de théologie, ou des
lycées religieux
Les acteurs de la société turque et
la laïcité
On peut donc se demander pour terminer puisque cela
permet d’acquérir une vue transversale
de la question de la laïcité quels sont
aujourd’hui les acteurs de la société
turque qui défendent ou combattent cette laïcité
qui se trouvent actuellement confrontée à
un certain nombre de difficultés.
L’armée joue dans la protection de la
laïcité un rôle de premier ordre.
Certains dénoncent même le rôle excessif
de l’armée dans la politique. Il est certain
que longtemps et sans doute encore aujourd’hui,
l’armée se veut la gardienne des traditions
kémalistes et donc la protectrice de la laïcité.
Les écoles militaires sont ainsi épisodiquement
purgés des éléments fondamentalistes
ou islamistes qui s’y sont infiltrés.
Face à cette armée, se trouvent les partis
politiques. Une systématisation des différents
peut être tentées, même si elles
risquent d’être quelque peu datée.
Une fraction des partis de gauche se veulent les protecteurs
de la laïcité kémaliste, que soutient
donc aussi l’armée. Les partis conservateurs
de droite et du centre-droit ont récupéré
une partie de l’électorat religieux. Ils
tiennent cependant à conserver les références
aux grands principes kémalistes, donc la laïcité.
On peut prendre l’exemple du Refah, parti islamiste
conservateur démocrate qui tentait de se conformer
aux normes européennes sans toutefois renier
son origine islamiste. Il revendiquait en effet une
identité musulmane politique et sociale et était
animé d’un sentiment national fort, alimenté
entre autre par les réticences de l’Europe
à intégrer la Turquie en son sein. En
1997, le Refah a dû abandonner la direction politique
du pays en raison de la pression exercée par
la coalition laïque qui regroupait l’armée,
les milieux d’affaire, la justice, la grande presse,
les syndicats et les femmes. Suite à ceci, un
nouveau gouvernement avait donc été constitué,
laïque et anti-islamiste cette fois-ci. Comme il
a été dit précédemment,
l’histoire de la Turquie oscille entre laïcité
et rejet partiel de la laïcité.
La société civile constitue aujourd’hui
le troisième acteur. Au Parlement a trouvé
ainsi place un parti républicain du peuple, parti
social démocrate. Dans cette organisation de
société civile, les entrepreneurs ont
des organisations puissantes et on assiste depuis quelques
années, comme il vient d’être dit,
à une réislamisation progressive des catégories
socioprofessionnelles supérieures. On peut par
ailleurs placer dans cette société civile
les réseaux de prédication religieuse,
fondamentaliste et plus ou moins activités qui
se constituent rarement en forces politiques.. |