Comprendre> Les laïcités dans le monde (Dossier Octobre 2005)
 
 

La Turquie


(Pour cette partie, il est possible que nous n’ayons pas les éléments les plus récents, nos documents de travail datant de 2002 pour la plupart)..

L’article 2 de la Constitution Turque actuellement en vigueur précise, comme la précédente, que «  la Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social » Le mot turc que l’on traduit par laïcité vient directement du français. Mais la laïcité turque n’a que très peu de rapport avec notre laïcité française.

Les origines de la laïcité turque

La laïcité turque date des origines de la République fondée par Mustafa Kemal dit « Atatürk » (« le père des turcs ») et a été imposée manu militari par la révolution culturelle kémaliste. En effet, à partir de 1924, Mustafa Kemal fait de la laïcité le principe fondateur de la nouvelle Turquie républicaine qui succède à l’Empire ottoman. Pour Mustafa Kemal, il s’agit de faire en sorte que la Turquie échappe au sort réservé à l’ensemble d’un monde musulman alors colonisé par les puissances européennes : en adoptant les valeurs des vainqueurs, il sauve la Turquie de la domination européenne et s’imposa comme interlocuteur incontournable.

Au-delà de cette laïcité existant depuis le début du 20 ème siècle, la Turquie est un Empire pluriethnique et multiconfessionnel qui a, très tôt, fait coexister loi islamique (seriat) et législation impériale (kanûn), et qui a du trouver des formules juridiques pour faire cohabiter des groupes ethniques, des langues, des religions et des droits différents. En effet, l’ Empire ottoman se caractérise par un syncrétisme traditionnel entre l’Asie centrale, l’Empire arabe, persan, et Byzantin. La gestion des rapports du politique et du religion relevait ainsi du césaropapisme (le sultan domine l’institution religieuse) et cette tradition de l’autonomie du politique a été transmise pendant la Révolution de 1908 aux Jeunes Turcs. Cette situation a donc préparé le terrain à une sécularisation relative dans la seconde moitié du XIXe siècle, et à la définition de compromis politiques et juridiques voulus par les constitutionnalistes

Chronologie : la marche vers la laïcité

Certaines dates méritent d’être relevées, afin de comprendre la mise en place de la laïcité en Turquie, et de saisir l’importance de la révolution kémaliste.

  • à partir de 1908, les Jeunes-Turcs ouvrent la voie au laïcisme kémaliste. En effet, avant Mustafa Kemal, la laïcité est venue aux Jeunes-Turcs, grâce notamment aux francs maçons du Grand Orient de France.
  • 1922 : abolition du sultanat
  • 29 octobre 1923 : avènement de la République
  • 3 mars 1924 : abandon du califat et de l’enseignement religieux mais la Constitution, approuvée par la Grande Assemblée Nationale le 20 avril 1924 prévoit dans son article deuxième que « la religion de l’Etat Turc est l’Islam ».
  • 1924 et 1926 : l'adoption et mise en place du code civil. Ce texte touche le coeur du champ d'application de la seriat (la vie religieuse et familiale, le statut des femmes). Son application est loin d'être égale sur l’ensemble du territoire de la République Turque. Parallèlement à la suppression des tribunaux religieux, le système judiciaire est entièrement réorganisé sur le modèle français.
  • 10 avril 1928 : amendement de l’article deuxième de la Constitution et donc suppression des références à l’islam dans la Constitution.
  • 1931 : définition du laïcisme et de cinq autres principes du kémalisme à savoir «  républicanisme, progressisme, populisme, étatisme et nationalisme ». La laïcité est introduite en 1937 dans la Constitution.

Un certain nombre de réformes ont été réalisées pendant cette période. Nous citerons, pêle-mêle : l’interdiction de la polygamie, la réforme de l'alphabet et la réforme linguistique qui ont une dimension de rupture laïciste d'avec la religion d'origine arabe, mais aussi d'avec l'histoire ottomane ; l'obligation de prier en turc, et non plus en arabe ; l'adoption du calendrier chrétien, avec le dimanche comme jour de repos hebdomadaire…

L’avenir de la laïcité turque après la Seconde Guerre mondiale : des avancées plus lentes.

Après la Seconde Guerre mondiale, le système kémaliste décline et ce parallèlement à la mise en place en 1946 de la démocratie parlementaire pluraliste.

En 1950, le parti républicain du peuple qui est donc le parti kémaliste perd le pouvoir et c’est le parti démocratie qui prend le pouvoir. Ce succès du parti démocrate est en fait lié à la première expression politique autorisée de l'opposition des campagnes, des petites villes et des forces religieuses opposés à la modernisation autoritaire et à la laïcisation imposées pendant la période kémaliste. Il s’agit alors pour le parti au pouvoir d’assouplir les mesures laïques, de rétablir l’appel à la prière et de l'enseignement coranique en arabe, de restaurer la tolérance à l'égard de la polygamie et des usages vestimentaires traditionnels. Ces mesures rendent la laïcité plus en phase avec la société.

Mais les dérives arrivent rapidement : le système démocratique devient une dictature de la majorité et les droits de l'opposition sont bafoués.. Ces dysfonctionnements provoquent le coup d’état progressiste du 27 mai 1960. Ce coup d’état est soutenu par les élites turques et par les universités, foyer fondamental d’opposition à ce parti démocrate. La constitution turque est mise en place en 1961 et elle crée un régime que l’on peut qualifier de démocratique et de libéral. L’instabilité politique donne lieu à des interventions militaires, l’armée se posant comme défenseur de la laïcité et utilisant cette justification pour une reprise en main musclée.

Dans les années 80 et 90, le partie Refah pose la laïcité en adversaire de la religion. En effet, d’une part, la Turquie ressent l’influence de la révolution islamique iranienne de 1979. D’autre part, la Turquie jouit d’une grande proximité avec l’Arabie Saoudite wahhabite.

Enfin, il est possible de présenter pour conclure cette partie sur l’évolution de la laïcité en Turquie une phrase de synthèse écrite par Jean-Paul Burdy et Jean Marcou dans leur article précédemment cité. Selon eux « force est dès lors de constater qu'au cours du 20 ème siècle, la laïcité en Turquie a le plus souvent été imposée ou rétablie par la force et par l'intervention répétée de l'Armée (en 1913, 1923-1924, 1971, 1980), alors que les avancées de la démocratie représentative se sont plutôt traduites par un retour de la tradition religieuse (en 1950 et 1983 notamment). On peut à cet égard relever que l'histoire de la laïcité française est inverse ».

Les limites actuelles de la laïcité turque

Tout comme en France, la laïcité en Turquie est confrontée aujourd’hui à un certain nombre d’obstacles, mis en avant par Jean Marcou et Jean-Paul Burdy.

Pour bien comprendre ses limites, il faut se rappeler que la mise en place de la laïcité en Turquie a manqué de bases sociales, puisqu’elle a été imposée – elle s’est donc faite autoritairement- par la force depuis le « haut » - ce n’est donc pas « une sécularisation de la société par la base ». Ainsi, la laïcité kémaliste a été un laïcisme de combat imposé par la force à une religion ne concevant pas la sécularisation, et à une société qui n'y était guère préparée, sinon peut-être dans les grandes villes. Il est évident, comme le relève un certain nombre d’auteurs, que le refoulement par la force de la religion ne pouvait qu’entraîner son retour sous diverses formes ultérieurement. L’objectif de la laïcité ne doit pas non plus être perdu de vue. Elle vise en réalité à établir un contrôle de l'Etat sur un islam national et pour cela, le régime dispose de moyens juridiques et administratifs importants Par exemple, la Direction des Affaires religieuses est placée sous l'autorité du Premier Ministre qui nomme ou destitue les imams et muezzins, après avoir surveillé leur formation dans les écoles de prédicateurs.

Cependant, aujourd’hui la laïcité rencontre certaines limites. En effet, la société turque a changé, ce qui entraîne beaucoup de tensions. En effet, au départ, une partie de la population turque (celle de la périphérie du pays et celle qui n’était pas aisée) avait été exclue de la modernisation. La question de la religion croisait alors clairement celle des classes sociales,en respectant le schéma suivant : les classes sociales dites « supérieures » étaient pour un espace public laïque et les classes sociales dites « inférieures » étaient fortement pour un espace public religieux. Mais aujourd’hui, avec le capitalisme turc et le phénomène entrepreneurial généralisé, un constat doit être fait : l’entrepreneur turc d’aujourd’hui appartient à des tendances islamiques très conservatrices. Par ailleurs, on assiste à la montée en puissance du nationalisme en réaction à la reconnaissance internationale croissante du génocide arménien, ce qui entraîne une ré-islamisation évidente de la société et de l’Etat. Deux exemples de cette ré-islamisation de la société. D’une part, on assiste ainsi à une multiplication des incidents provoqués par le port, de plus en plus visible, présenté par les islamistes comme protégeant "de l'agression culturelle occidentale". D’autre part, la fonction publique, jadis fief de la laïcité, tend à être progressivement investie par des fonctionnaires issus des facultés de théologie, ou des lycées religieux

Les acteurs de la société turque et la laïcité

On peut donc se demander pour terminer puisque cela permet d’acquérir une vue transversale de la question de la laïcité quels sont aujourd’hui les acteurs de la société turque qui défendent ou combattent cette laïcité qui se trouvent actuellement confrontée à un certain nombre de difficultés.

L’armée joue dans la protection de la laïcité un rôle de premier ordre. Certains dénoncent même le rôle excessif de l’armée dans la politique. Il est certain que longtemps et sans doute encore aujourd’hui, l’armée se veut la gardienne des traditions kémalistes et donc la protectrice de la laïcité. Les écoles militaires sont ainsi épisodiquement purgés des éléments fondamentalistes ou islamistes qui s’y sont infiltrés.

Face à cette armée, se trouvent les partis politiques. Une systématisation des différents peut être tentées, même si elles risquent d’être quelque peu datée. Une fraction des partis de gauche se veulent les protecteurs de la laïcité kémaliste, que soutient donc aussi l’armée. Les partis conservateurs de droite et du centre-droit ont récupéré une partie de l’électorat religieux. Ils tiennent cependant à conserver les références aux grands principes kémalistes, donc la laïcité. On peut prendre l’exemple du Refah, parti islamiste conservateur démocrate qui tentait de se conformer aux normes européennes sans toutefois renier son origine islamiste. Il revendiquait en effet une identité musulmane politique et sociale et était animé d’un sentiment national fort, alimenté entre autre par les réticences de l’Europe à intégrer la Turquie en son sein. En 1997, le Refah a dû abandonner la direction politique du pays en raison de la pression exercée par la coalition laïque qui regroupait l’armée, les milieux d’affaire, la justice, la grande presse, les syndicats et les femmes. Suite à ceci, un nouveau gouvernement avait donc été constitué, laïque et anti-islamiste cette fois-ci. Comme il a été dit précédemment, l’histoire de la Turquie oscille entre laïcité et rejet partiel de la laïcité.

La société civile constitue aujourd’hui le troisième acteur. Au Parlement a trouvé ainsi place un parti républicain du peuple, parti social démocrate. Dans cette organisation de société civile, les entrepreneurs ont des organisations puissantes et on assiste depuis quelques années, comme il vient d’être dit, à une réislamisation progressive des catégories socioprofessionnelles supérieures. On peut par ailleurs placer dans cette société civile les réseaux de prédication religieuse, fondamentaliste et plus ou moins activités qui se constituent rarement en forces politiques..

 
 
Dossier établi par Mademoiselle Aurore RUBIO, étudiante en troisième cycle de Droit et d'Histoire.