Extrait d'un article d' Yves Lacoste, "Les
États-Unis et le reste du monde"
Hérodote n°109 :
(...) Certes, les puritains, les fameux pères pèlerins
qui ont débarqué du Mayflower en 1620 sur la
côte du futur Massachusetts étaient imprégnés
d'idées religieuses, persuadés qu'ils agissaient
« pour la gloire de Dieu et l'expansion de la foi chrétienne
», mais il en avait été de même
un siècle auparavant pour les premiers conquistadores
du Mexique, qui célébraient aussi le roi d'Espagne.
En revanche, ces idées vont perdurer dans les colonies
de la Nouvelle-Angleterre. Au XVIIIe siècle s'y produit
le « grand réveil biblique » comme quoi
Dieu a choisi l'Amérique comme terre promise, terre
de renaissance de l'humanité et de lumière.
Le Nouveau Monde est celui du Renouveau, à l'opposé
des royaumes corrompus de l'Ancien Monde. George Washington
affirme que « chaque pas qui nous fait avancer dans
la voie de l'indépendance nationale semble porter la
marque de l'intervention providentielle ». La certitude
que l'Amérique a été élue par
Dieu pour une destinée particulière dans le
monde imprègne des textes qui sont encore fondamentaux
pour les Américains, comme la Déclaration d'indépendance,
le Bill of Rights, la Constitution fédérale.
Cette exaltation de la « destinée manifeste »
de l'Amérique n'est pas réservée aux
déclarations de personnages officiels. Ainsi au XIXe
siècle, Herman Melville, l'auteur de Moby Dick, qui
sera considéré bien plus tard comme l'un des
plus grands romanciers américains, affirme : «
Nous, Américains, sommes le peuple élu,
l'Israël de notre temps, nous portons l'Arche des libertés
du monde. » À l'issue de la Première
Guerre mondiale, le président Wilson affirme : «
L'Amérique est la seule nation idéale dans
le monde [...]. L'Amérique a eu l'infini privilège
de respecter sa destinée et de sauver le monde [...].
Nous sommes venus pour racheter le monde en lui donnant liberté
et justice. » Ce genre d'idées perdure après
la Seconde Guerre mondiale, lors de la confrontation avec
l'empire athée qu'est l'Union soviétique. Le
président Johnson déclare en 1965, lors des
débuts de l'engagement des États-Unis au Vietnam,
« l'histoire et nos propres oeuvres nous ont donné
la responsabilité principale de protéger la
liberté sur la terre », et Ronald Reagan
affirme en 1982, après que les Soviétiques ont
pris le contrôle de l'Afghanistan, que l'Amérique,
« cette terre bénie a été placée
à part, d'une façon particulière, qu'il
y a un plan divin qui place ce grand continent entre deux
océans pour être découvert par des peuples
venus des quatre coins du monde avec une passion particulière
pour la foi et la liberté ». En 1991, l'implosion
spontanée de l'Union soviétique, l'autre superpuissance,
considérée comme le symbole de l'athéisme
et de la tyrannie, semblait apporter avec cette divine surprise
la confirmation que l'Amérique était bien destinée
à être la vraie et la seule grande puissance
chargée de conduire l'ensemble de l'humanité.
Le président Clinton, le 1er janvier 2000, termine
son discours à la nation en confirmant sa mission universelle
: « Si l'Amérique respecte ses idéaux
et ses responsabilités, nous pouvons faire de ce siècle
nouveau une époque de paix sans pareille, de liberté
et de prospérité pour notre peuple comme pour
tous les citoyens du monde. »
Ces propos solennels sur la « destinée manifeste
» de l'Amérique sont tenus à une nation
dont la religiosité est restée très forte,
à la différence de la plupart des nations européennes.
Alors que, en Europe occidentale notamment, la religion a
été peu ou prou impliquée dans les luttes
politiques héritées de l'Ancien Régime
- ce fut particulièrement le cas en France -, celles-ci
n'ont guère de sens en Amérique, où les
privilèges de la noblesse anglaise ont disparu avec
la guerre d'indépendance. Aussi ne faut-il pas s'étonner
qu'après le drame spectaculaire du 11 septembre 2001,
George W. Bush, dans un climat d'extrême religiosité,
ait fait appel à l'esprit de croisade contre l'«
axe du Mal ». En Europe, cela a été jugé
comme une bévue grandiloquente. En Amérique,
c'était dans la norme des invocations tout à
la fois religieuses et politiques. L'inégale prégnance
des idées religieuses est sans doute la différence
culturelle la plus profonde entre les Américains et
les Européens. On pourrait dire qu'à cet égard
les premiers sont plus proches des musulmans, et particulièrement
des Arabes. Avec cette différence que ces derniers
pleurent le rayonnement qu'a eu au Moyen Age l'empire qu'ils
avaient conquis au nom de l'islam, alors que les Américains
célèbrent la destinée de plus en plus
manifeste de l'Amérique comme puissance mondiale, chargée
par la Providence de gérer les affaires du monde. Il
s'agit bien évidemment de ce que nous appelons une
représentation, mais celle-ci a du poids, et ses conséquences
géopolitiques sont considérables.
Lien : www.univ-paris8.fr/html/geopolitique/herodote109_lacoste.html
Revue Hérodote : www.univ-paris8.fr/geopo/geopolitique.php3?id_rubrique=2
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