Un
film politique ?
Le film d'Andreï Wajda respecte, dans ses grandes lignes,
les événements historiques. Mais à y
regarder de plus près, le réalisateur polonais,
qui restitue avec une grande justesse les décors, nous
parle surtout de la Pologne de 1982 et du communisme.
La pologne de 1982
A l'époque, la Pologne traverse une grave crise politique.
Passé sous la coupe de Moscou après la Seconde
Guerre mondiale, le régime communiste est de plus en
plus mal accepté par la population. A l'été
1980, une grève générale, en réponse
à une hausse brutale des prix décidée
par le gouvernement, touche toute la Pologne qui se trouve
paralysée.
Solidarité
(Solidarnösc), un embryon de syndicat autonome vis-à-vis
de l'Etat et du Parti, voit le jour avec à sa tête
un ouvrier électricien au chômage, Lech Walesa.
Un accord est finalement conclu avec le pouvoir le 31 août
1980, qui reconnaît l'existence de ce syndicat autonome.
La conséquence politique de cette première crise
est la nomination d'un libéral à la tête
du Parti Communiste Polonais, Stanislaw Kania, et la nomination
du général Jaruzelski à la tête
du gouvernement. Les
conservateurs reprennent en main le parti au Congrès
suivant, en juillet 1981, sous l'il bienveillant de
Moscou qui n'apprécie pas ce qui se passe en Pologne.
Le général Jaruzelski cumule désormais
tous les pouvoirs : il est à la tête du Parti
et de l'Etat. Fort de ses 10 millions d'adhérents,
le syndicat Solidarité, appuyé par l'Eglise,
représente une menace pour le pouvoir polonais.
Aussi, redoutant une intervention de l'Armée rouge,
le général Jaruzelski décide dans la
nuit du 12 au 13 décembre 1981 d'arrêter les
principaux dirigeants de Solidarité et d'interdire
le syndicat ; les militaires prennent également possession
de la télévision.
"Danton-Walesa" contre "Robespierre-Jaruzelski"
C'est donc dans ces circonstances que Wajda réalise
Danton et son film est truffé de références
sur la situation polonaise de l'époque. A travers les
deux principaux personnages du film, Danton et Robespierre,
il nous montre l'affrontement entre Walesa et Jaruzelski.
La séquence de l'entrevue Danton-Robespierre est à
cet égard exemplaire : l'entrevue a lieu dans une petite
pièce d'un hôtel parisien ; c'est un huis clos
à l'atmosphère oppressante. Danton est montré
bon vivant (il boit du vin pendant toute la séquence),
affalé sur son siège. C'est le seul à
se déplacer et occupe ainsi l'espace, tout en expliquant
qu'il se bat pour le bien du peuple qu'il connaît, afin
qu'il retrouve sa liberté et pour cela il critique
le gouvernement. " Tu oublies que nous sommes fait
de chair et
d'os ! ", lance-t-il à son interlocuteur.
Robespierre, au contraire, reste immobile, droit sur son siège
et touche à peine son verre de vin, incarnant ainsi
l'idée de vertu qu'il veut faire triompher. Il apparaît
dogmatique, froid, faisant entrer l'idée de bonheur
du peuple dans une conception théorique ; homme de
gouvernement qui agit au nom du peuple, il ne le connaît
pas, il en est éloigné. Il n'hésite pas
à menacer Danton : " Si tu mets fin à
tes attaques, je te promets que tu n'auras plus rien à
craindre ".
Wajda joue avec la réalité
historique pour nous délivrer son message. En effet,
si cette entrevue a bien eu lieu, elle s'est faite sur la
demande de Danton et non pas de Robespierre. D'autre part,
si l'un des deux hommes était proche du peuple, c'est
plutôt Robespierre que Danton. Ils sont tous deux avocats,
mais l'un est riche (Danton), alors que l'autre a surtout
défendu des gens simples et n'a tiré aucun bénéfice
financier de la Révolution. De plus, Robespierre était
bien plus populaire parmi les sans-culottes parisiens que
Danton.
Au-delà de la réalité
historique, ce qui importe c'est le sens que peut prendre
cette séquence pour un spectateur de l'époque,
et plus particulièrement pour un Polonais. L'homme
politique dogmatique qui dit agir au nom du bien du peuple
qu'il ne connaît pas, c'est bien Jaruzelski. L'homme
menacé par le pouvoir en place et qui a le vrai pouvoir,
celui de la rue, c'est Walesa et son syndicat Solidarité
qui représente une menace pour le pouvoir. C'est pour
cette raison qu'il est arrêté.
Une dénonciation du communisme
Il n'y a pas que le face-à-face Walesa-Jaruzelski qui
est abordé dans ce film, mais aussi, de manière
plus générale, la situation politique de la
Pologne. Wajda se livre à une dénonciation du
communisme.
Prenons
quelques exemples. L'une des premières séquences
du film se situe dans la rue, au petit matin. Le peuple parisien
fait la queue devant les boutiques. On retrouve une situation
similaire en Pologne à la même époque.
Des hommes échangent des propos politiques sur la situation
économique et se taisent lorsqu'un membre d'un comité
révolutionnaire de section apparaît. La population
est donc surveillée, et tout propos antigouvernemental
est interdit. Cette situation renvoie à la réalité
de la pratique du pouvoir polonais des années 80 et
à l'existence d'une police politique chargée
de surveiller le peuple et de mener les arrestations si nécessaire.
La liberté de parole n'existe pas.
Autre exemple, la séquence
dans l'atelier de David au Louvre. Robespierre vient poser
pour un tableau sur l'Etre Suprême. C'est lui qui donne
les instructions pour le tableau, à l'image d'un dictateur,
se montrant ainsi soucieux du rôle de l'art dans la
propagande. Il y a ici une double erreur historique : jamais
Robespierre ne s'est fait peindre sous les traits de l'Etre
Suprême ; de plus, il ne sera pas question de l'Etre
Suprême avant le rapport de Robespierre à la
Convention sur les fêtes révolutionnaires le
18 floréal an II (7 mai 1794), c'est-à-dire
un mois après l'exécution des Indulgents. C'est
donc là encore une référence au pouvoir
communiste et à l'utilisation qu'il fait de l'art qui
est dénoncé par Wajda. A la fin de la séquence,
Robespierre fait remarquer à David que sur l'esquisse
du tableau du Serment du Jeu de Paume Fabre (d'Eglantine)
est représenté. Or, il n'était pas présent
ce jour-là. Il demande à David de le retirer,
car il a trahi. Fabre d'Eglantine, l'auteur du calendrier
révolutionnaire, fait partie des accusés du
procès Danton pour corruption. Là encore, erreur
historique : le tableau de David est resté inachevé
et le peintre n'y travaille plus à ce moment là.
De plus, jamais Robespierre n'a demandé à David
une telle intervention. Cet épisode nous renvoie en
fait à une autre réalité, celle de l'URSS
stalinienne qui faisait disparaître des photos des personnages
gênants, considérés comme des traîtres.
Ainsi, Trotski fut peu à peu effacé de toutes
les photos officielles.
Le
film de Andrzej Wajda comporte ainsi un double discours. Il
se veut une reconstitution historique d'un des plus célèbres
procès politiques de la Révolution pour en montrer
l'injustice, tout en dénonçant les purges qui
ont frappé l'URSS et les pays de l'Est. Double discours,
donc, sur la Révolution et sur le communisme, sur une
France déchirée en ce temps de Terreur et sur
une Pologne qui subit le pouvoir du général
Jaruzelski et de Moscou. Un grand film, qu'il faut savoir
décoder
Gaëtan Chaubert (Enseignant en Histoire)
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