Feux follets… Ou une
métaphore du, des terrorismes. De petites
lueurs imprévisibles et brutales, fugitives
et sans espoir, et qui tournent autour de la mort.
Le terme même de terrorisme évoque
un mélange de violence et d'émotions,
de haines et de peurs qui font barrage à
la réflexion, qui inhibent l'analyse rationnelle.
Les connotations en sont pleinement négatives.
Les actes terroristes traduisent le refus de communiquer,
la suppression de l'existence même de l'autre,
la volonté de le détruire autant
moralement que physiquement, de le réduire
à tous égards en bouillie. Ces actes
suscitent en retour le rejet, la condamnation,
une sorte d'horreur, comme si les terroristes
avaient choisi de se retrancher de la communauté
humaine. Sur un plan plus rationnel, ils paraissent
échapper à toute logique, davantage
encore lorsque les terroristes s'abolissent eux-mêmes
par des attentats suicides, ce qui ôte tout
sens à leur conduite, simple exaltation
de la destruction allant jusqu'à l'autodestruction.
Il faut pourtant aller au-delà de ces
impressions immédiates, parce que les terrorismes
s'inscrivent aussi dans un projet, qu'ils correspondent
à une stratégie de combat, de combat
absolu, sans merci. Il y a certes quelque chose
de désespéré dans l'action
terroriste. Victor Hugo écrivait que la
réaction était le nom politique
de l'agonie. Ne pourrait-on dire que le terrorisme
est le dernier soubresaut des idées mortes,
le signe ultime d'un abandon des causes que l'on
prétend promouvoir, la conscience finale
de leur échec ? Ne les supprime t-il pas
comme causes, ne les réduit-il pas à
des vengeances absurdes, absurdes dans leurs moyens,
absurdes dans leurs effets ? Ce serait trop simple.
Limiter le terrorisme à une sorte de pathologie
politique et sociale ne permettrait pas de comprendre
la récurrence et la diversité du
phénomène, historique, idéologique,
social.
Il est admis que le terrorisme est une stratégie
du faible au fort, mais aussi du violent contre
le paisible, du transcendant contre l'immanent
- le pouvoir de donner la mort de façon
apparemment aveugle étant comme une manifestation
divine, une impuissance qui tente de se métamorphoser
en toute puissance. Cela implique que, derrière
les terroristes actifs, les exécutants,
il existe en général des inspirateurs
qui voient à plus long terme, qui aspirent
à exercer un pouvoir dominant, même
occulte. En général mais pas toujours,
car on ne peut exclure des actes purement individuels,
ou des groupes restreints qui ne se composent
que d'acteurs, comme lors de la vague anarchiste
de la fin du XIXe siècle. Cet exemple montre
également que l'on ne peut ramener le terrorisme
au totalitarisme, même s'il en est fréquemment
l'instrument.
Autant les manifestations du terrorisme sont
diverses, autant sa définition est intellectuellement
complexe, et ne fait pas l'objet d'un accord général.
Pourrait-on, à la rigueur, s'entendre sur
des éléments constitutifs ? L'usage
d'une violence indiscriminée - mais que
faire alors des attentats individuels qui ont
une cible bien précise ? Le caractère
occulte de l'action, la préparation dissimulée,
la recherche de l'impunité - mais où
placer les attentats suicides annoncés
et revendiqués ? Le caractère privé,
à tout le moins non gouvernemental, de
l'action - mais nombre de réseaux ne disposent-ils
pas de la complicité, active ou passive,
de certains régimes ? La recherche d'un
effet indirect, le retentissement des actes, leur
force symbolique étant plus importants
que leur résultat immédiat - mais
certains assassinats politiques n'ont-ils pas
des conséquences aussi immédiates
que durables ? Le caractère aveugle de
l'action, une certaine indifférence aux
conséquences, pour les victimes comme pour
les acteurs - mais ne s'inscrit-elle pas dans
le cadre de revendications précises ?
Au fond, l'une des dimensions du terrorisme est
alors sa flexibilité, son adaptabilité,
sa mutabilité. Il en existe certes des
manifestations ordinaires - attentats, attaques
contre les biens, les personnes, les institutions
- justifiées par des exigences prétendument
d'intérêt collectif. Dans ces conditions,
il est plus important d'identifier concrètement
les terrorismes, et les terroristes que de s'attacher
à une définition abstraite. Plus
important, mais certainement pas plus facile,
car aussitôt les opinions divergent, en
fonction de la sympathie que l'on éprouve
pour la cause que ces actes prétendent
servir - le terroriste de l'un, comme on sait,
est le combattant intrépide et respectable
de l'autre. C'est même pourquoi il est si
difficile de s'entendre sur des mesures internationales
de lutte contre le terrorisme : elles pourraient
atteindre des mouvements dont on approuve, voire
dont on soutient la cause.
Il faut alors regarder du côté des
réactions que suscitent ces actes. Mal
conçue en effet, la lutte contre le terrorisme
peut être aussi dangereuse que lui. Elle
devient même à plusieurs égards
une composante de l'action terroriste. Si d'un
côté l'on prend pour cible la collectivité
que ces groupes prétendent représenter,
on risque de la conduire à se solidariser
avec eux, on leur permet de développer
leur audience et bientôt leur légitimité
- d'où la nécessité de bien
cerner l'adversaire, et autant que possible de
l'isoler. Si de l'autre, au nom de la lutte antiterroriste,
on sacrifie les libertés, on impose toutes
sortes de contraintes indiscriminées -
ce qui ne manque pas de se produire - on se met
à ressembler à la caricature que
le terrorisme prétend dénoncer,
on revêt le masque qu'il veut nous imposer.
Le terrorisme transforme alors ses cibles en ce
qu'il prétend qu'elles étaient,
il leur impose le mimétisme de la coercition,
voire de la violence aveugle. Il montre que nous
ne sommes pas meilleurs que lui - et il importe
de toujours démontrer le contraire.
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